mardi 9 avril 2013

LECTURE HOMELESS Vs DESIGN For DESIGN POVERTY FICTION FESTIVAL at GRAND HORNU



Homeless Vs Design : ARPENTER UN NOUVEL ESPACE COMMUN





L’énigme.

Le design était devenu un métier à force d'artificiel dans nos veines.
Il était d'un ennui mortel tant il excitait le goût de l'anecdote.
Il passait son temps à dissimuler le réel, jusqu'à en prendre sa place.
Mais souvenez-vous : le design contenait un projet de vie tout au début.
Il ne devait pas avoir de limites formelles, quoiqu'on en raconta.
Il devait être un espace collectif dans lequel on réclamait son propre espace.
Il pouvait se designer lui-même, s'autogénérer, se modeler.
Ce design oublié et à venir considère depuis toujours que le cadre de vie est une énigme.
(AC&OP)

photo Stéphane Pigeyre 1994


Radis Noir

Qu'est-ce que c'était ? 
Un camion aménagé, construit par un groupe d'architecte, designer et étudiants, la production de projets pour les sans-abris, une association loi 1901, un terrain à arpenter : Paris by night / 3 nuits par semaine / 200 personnes rencontrées chaque nuit autour d'une boisson chaude / une année de l'automne 93 à l'été 94 avec (et initié par) Jérôme Gerber, Laurent Niget et Hélène Schwœrer.


Avec Radis Noir, un premier espace distordu - spatialement tout d'abord car nous n'étions que nomades, ils étaient multitudes - le nomadisme dans l'acronyme SDF est une provocation administrative. Une personne sans domicile, mais une personne fixe : fixée par les lois, par l'impossibilité réglementaire et économique du mouvement. Nous étions nomades et ils étaient fixes. Tout l'espace nous appartenait mais nous ne les rencontrions point… au départ. Puis nous sommes devenus fixe, à côté des points de distribution de repas de l'Armée du Salut : le projet changea radicalement alors. (Est-ce ça la radicalité en design ? le projet qui se modifie brutalement ? est-ce cet instant de rupture, bref, circonscrit avant que les choses reprennent leur cours…).

> une tentative de design auprès des sans abris me permettait de toucher les bordures du rêve du designer : 'usager précaire', celui qui dépend des imaginaires de conception de façon absolue. 
> Cette communauté humaine soumise à l'exigence du minimum vital au coeur même de la ville était l'occasion de produire un projet sans pathos (nous regardions la rue comme potentiel d'invention, l'urbain ne nous faisait pas peur, après tout, n'en étions nous pas les auteurs au sein de nos pratiques ?), où l'on allait parler du corps, de la faim, de la survie… 
> on voulait travailler à l'intérieur de la frontière comme dans ce projet de clinique communautaire Gesundheit! Institute en West virginia (USA) où le malade participe à l'élaboration du soin mais aussi à la construction et à l'entretien du bâtiment.
> c'était aussi la possibilité d'une entrée fracassante dans le design car la porte était franchie du côté du mur des utopies -  grâce à Jérôme Gerber (expérimenté, lui travaillait sur le déracinement des êtres, dans l'espace entre Terre et Mars ou entre l'Algérie et la France*). 
Pour ma part, je cherchait à voir quelle était l'étendue cachée du design comme possibilité.
> L'expérience fut bouleversante car elle fut un échec au sens de l'efficacité du programme, de la puissance de l'action. Mais elle était une réussite dans le sens qu'elle obligea à déployer immédiatement des stratégies convergentes avec nos vivants usagers (et oui, le vivant est contraignant pour l'esthétique du monde : il n'est pas "design" !), et qu'elle permit d'affirmer que le sans toit est aussi bien inacceptable du point de vue de la souffrance humaine que du point de vue de l'architecture. Et qu'à l'opposé, vivre sans toit ni loi était au-delà de mes connaissances, le territoire que je voulais alors découvrir.

5 histoires qui arrivèrent autour de Radis Noir :
- histoire des sociologues dont l'a priori nous prévint : on ne devait pas tendre la main, car c'est le bras qu'ils prendraient. "Et alors ?" réponse de cet anar de Jérôme. "No risk, no fun" fut la notre. D'ailleurs ce sont leurs collègues qui eurent l'idée brillante de catégoriser les gens par ce terme de SDF. Un bureaucrate bien intentionné dans son travail de bureaucrate méritant a eu la bonne idée de créer la case en reprenant l'acronyme bien pratique de SDF : la catégorie existait pour longtemps, on allait pouvoir enfin les compter. Adieu clochard céleste, le mal fut fait.
- histoire des restaus du cœur : le marché du pauvre : lorsque nous arrivons à Gare de Lyon les gars des restaus du coeur qui servent leur repas à proximité nous demandent de déguerpir. Le territoire est morcelé et il sera difficile d'arpenter en proposant autre chose : le minimum vital s'impose, l'urgence a ses exigences qui ne tolère pas au fond qu'on se détache du sujet immédiat : se reposer, manger. 
- histoire des prostituées, des toxicos, du mac, est-ce qu'on se lie à eux ? comment les voit-on alors, O mon frère, mon semblable. Ou au contraire usager précaire, mon sujet, mon projet ? Quel est cette personne au visage gris de la toxicomanie et du sida qui a le même âge, qui pourrait être ma copine et là, impossible de la penser autrement que comme sujet d'une histoire à laquelle j'apporte un nouveau decorum. Radis Noir fut un décor de la précarité, un camion qui passe dans le paysage des rues et des places, la nuit, éclairages blafards obligatoires.
- histoire des profils : jeunes russe, jeunes arabes, vieux célibataires, miséreux, alcoolos, déclassés, nevropathes, baratineurs, sociaupathes, sociophiles, eastern en transit, éclopés, esclaves…
- histoire de l'intention de départ : flamboyante, ambitieuse, mais dès le premier soir nos maraudes étaient inefficaces. D'où retournement immédiat - quête de ressources : la nourriture un après-midi devant l'hypermarché = 1 an de subsistances. Plus tard, nouveau retournement : le vol du camion par les copains sans-abris avec qui on sympathise et qui à force, un jour, prennent le volant… et disparaissent. Puis l'épuisement et la fin. Et si les sociologues avaient raison ?
En apparence seulement.



F=F, Fenêtre = Fanzine

Qu'est-ce que c'est ? Un fanzine au format d'une fenêtre ouverte sur nos espaces de projet à venir. Écrit et dessiné à quatre mains avec Anne Chaniolleau.
Je crois à l'avénement d'un post-design qui serait l'expérience sociale, l'expérience humaine, la relation, dans la rivière (F=F), à la rivière. Analytique et critique, détricotant le modèle consumant du design actuel. Inventant la politique du mouvement, assemblant l'objet de nos relations : enfin une représentation de notre état qui soit politique et pratiquable. Pour le moment nous y bâtissons quelques fenêtres pour essayer d'y voir des chemins au loin, des nuages objets, des maisons sous les cascades, une assemblée européenne sous le Rhin, des processions, des amours…

Les Flux, les Mouvements 

J'ai voulu parler de Radis Noir et des sans-abris parce qu'ils appartiennent au grand ensemble des oppositions modernes : nous étions nomades, ils étaient fixes. Par la culture et par l'aspiration existentielle nous bougions, nous constituions notre parcours, notre chemin vers un but de rencontre et de collaboration. NOUS ÉTIONS DE CEUX QUI PEUVENT SE VOIR, s'anticiper  Et eux, nos compères nombreux dans l'infortune étaient fixes, pris là où la pauvreté empêche tout mouvement, où l'administration normalise, puis restreint et contraint à ne plus bouger : comment voulez-vous que je vous compte si vous bougez tout le temps ! On le sait, le paradoxe ; les capitaux sont en mouvement,  la fiscalité avantage le mouvement des riches, les vacances emmènent ceux qui peuvent sur les routes, les transit se font dès que l'argent le permet. La misère appelle la sédentarisation. L'état produit la case dans laquelle on fixe le sans-domicile. Le designer n'opère alors plus de stratégies de projet mais seulement des tactiques fertilisantes.  

J'ai voulu présenter le fanzine F=F comme état de la recherche d'un "au-delà" au projet du design, car, en tant qu'énigme, il n'est pas au rendez-vous des formes produites, ni au rendez-vous des "statements" des designers contemporains, ni au rendez-vous des attitudes autonomistes des artistes.  Je crois sincèrement qu'il est ailleurs dans une dimension dont on n'a pas vraiment conscience de l'ampleur, on ne la voit guère comme une question d'échelle : nous sommes sur un continent en mouvement tectonique, mais aussi nous tournons par gravitation, mais aussi nous sommes accueillis bien mal dans le social boat européen. Alors nous avons émis quelques hypothèses : et si c'était comme "acheter une rivière". On achète quoi ? l'eau, le mouvement : qu'est-ce qu'on possède à la fin ? L'idée de la rivière, le roulement des particules d'eau l'une sur l'autre, les multicouches de la rivière, le limon, la faune et la flore ?

*Jérôme Gerber nous a quitté en 2010. Architecte des déracinés, il a crée dans les années 80 la seule agence d'architecture spécialisée dans la réalisation de stations spatiales et les voyages sur Mars. Il a ensuite travaillé pour la Sonacotra - foyers de travailleurs immigrés -, puis aussi avec les architectes de l'urgence ces dernières années, avec son fils Théotime Gerber.

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La griesche d'hiver
Contre le temps qu'arbre défeuille,
Qu'il ne remaint en branche feuille
Qui n'aille à terre,
Par pauvreté qui moi atterre,
Qui de toutes parts me muet guerre
Contre l'hiver,
Dont moult me sont changés les vers,
Mon dit commence trop divers
De pauvre histoire.
Pauvre sens et pauvre mémoire
M'a Dieu donné, le roi de gloire,
Et pauvre rente,
Et froid au cul quand bise vente :
Le vent me vient, le vent m'évente
Et trop souvent
Plusieurs foïes sent le vent.
Bien me l'eut griesche en couvent
Quanques me livre :
Bien me paie, bien me délivre,
Contre le sou me rend la livre
De grand pauverte.
Pauvreté est sur moi reverte :
Toujours m'en est la porte ouverte,
Toujours y sui
Ni nulle fois ne m'en échuis.
Par pluie mouill', par chaud essui :
Ci a riche homme !
Je ne dors que le premier somme.
De mon avoir ne sais la somme,
Qu'il n'y a point.
Dieu me fait le temps si à point
Noire mouche en été me poind,
En hiver blanche.
Issi sui comm' l'osière franche
Ou comm' les oiseaux sur la branche :
En été chante,
En hiver pleure et me guermante,
Et me défeuille aussi comm' l'ente
Au premier gel.
En moi n'a ni venin ni fiel :
Il ne me remaint rien sous ciel,
Tout va sa voie.
Les enviails que je savoie
M'ont avoyé quanques j'avoie
Et fourvoyé,
Et fors de voie dévoyé.
Fols enviaux ai envoyé,
Or m'en souviens.
Or vois-je bien, tout va, tout vient :
Tout venir, tout aller convient,
Fors que bienfait.
Les dés que les déciers ont fait
M'ont de ma robe tout défait ;
Les dés m'occient,
Les dés m'aguettent et épient,
Les dés m'assaillent et défient,
Ce pèse moi.
Je n'en puis mais, si je m'émeus :
Ne vois venir avril ni mai,
Voici la glace.

Or sui entré en male trace ;
Les trahiteurs de pute extrace
M'ont mis sans robe.
Le siècles est si plein de lobe !
Qui auques a, si fait le gobe ;
Et je, que fais,
Qui de pauvreté sens le fait ?
Griesche ne me laisse en paix,
Moult me dérroie,
Moult m'assaut et moult me guerroie ;
Jamais de ce mal ne garroie
Par tel marché.
Trop ai en mauvais lieu marché ;
Les dés m'ont pris et emparché :
Je les claims quitte !
Fol est qu'à leur conseil habite :
De sa dette pas ne s'acquitte,
Ainçois s'encombre ;
De jour en jour accroit le nombre.
En été ne quiert-il pas l'ombre
Ni froide chambre,
Que nus lui sont souvent les membres :
Du deuil son voisin ne lui membre,
Mais le sien pleure.
Griesche lui a courru seure,
Dénué l'a en petit d'heure,
Et nul ne l'aime.
Cil qui devant cousin le clame
Lui dit en riant : « Ci faut trame
Par lècherie.
Foi que tu dois sainte Marie
Cor, va ore en la Draperie
Du drap accroire ;
Si le drapier ne t'en veux croire,
Si t'en revas droit à la foire
Et va au Change.
Si tu jures Saint Michel l'ange
Que tu n'as sur toi lin ni lange
Où ait argent,
L'on te verra moult beau sergent,
Bien t'apercevront la gent :
Créüs seras.
Quand d'ilueques remouveras,
Argent ou faille emporteras. »
Or a sa paie.
Ainsi vers moi chacun s'apaie :
Je n'en puis mais.

Rutebeuf. 

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